Le gisant bien poli du Père Lachaise

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Flâner dans le cimetière du Père Lachaise est toujours un plaisir pour moi. Cela peut en surprendre plus d’un. Mais c’est un endroit qui est tellement chargé d’histoire au travers de ceux qui y sont enterrés que j’ai l’impression d’être projeté dans les siècles passés. Tellement de personnes célèbres reposent ici, les plans situés à l’entrée du cimetière peuvent transformer la visite en véritable jeu de piste.
Leur nom vous rappelle tout de suite un poète, un peintre, un chanteur, un écrivain ou un homme politique. Molière, Pissarro, Alfred de Musset, Jim Morrison, Edith Piaf, Frédéric Chopin, Marcel Proust et bien d’autres encore.
Mais, il faut se rendre à l’évidence, la majorité des noms qui figurent sur les tombes nous sont inconnus. Tout comme souvent le sont les noms des rues.
Vous aimeriez connaître leur histoire. Et si ces tombes pouvaient nous raconter la vie de ceux ou celles qui y reposent à jamais ! Ce serait tellement passionnant.
Mais on a beau tendre l’oreille, on n’entend que les oiseaux chanter en déambulant dans les allées de ce grand reposoir.

> L’énigme du gisant

Une sépulture nous intrigue aujourd’hui. Elle se trouve dans la 92eme division, au bord de l’avenue transversale n°2, non loin de la tombe d’Edith Piaf, en direction du mur des Fusillés.
Entre deux tombes imposantes vous ne pourrez pas manquer ce gisant en bronze. C’est une statue qui représente un homme couché. Une belle stature de près de 2 mètres d’un réalisme saisissant.
Bien sûr, vous allez penser que la personne enterrée ici devait être fortunée pour avoir imaginé une telle sépulture. Un peu tape à l’œil, non ?

Regardez de plus près. Le gisant représente un homme en redingote, mains gantées, bouche entre-ouverte, la chemise dégrafée, son chapeau a roulé sur le côté. Comme si on venait de le trouver dans la rue.
Mais ce qui surprend, et pour tout dire ne peut que vous choquer, ce sont ces parties qui semblent avoir été polies tellement elles brillent et contrastent avec le reste de la statue : la bouche et le menton, le bout des chaussures et le pli du pantalon à l’entrejambe. L’homme semble bien pourvu par Dame Nature.
Au pied de cette statue, à droite, une inscription gravée va vous en dire plus : « À  Victor Noir né le 27 juillet 1848 tué le 10 janvier 1870 ». Voilà déjà le nom de celui qui repose ici.  Il n’avait qu’une vingtaine d’années.
Il est écrit aussi « Souscription nationale » et dans le coin inférieur gauche « Dalou 1890 » . Voilà bien des indices

> Un jeune journaliste

Notre homme est journaliste. Victor Noir c’est son nom de plume. Il s’appelle en réalité Yvan Salmon. C’est un vosgien né en 1848. Il est notamment rédacteur en chef du journal « la Gazette de Java », une revue exclusivement rédigée en javanais (la clé de cet argot largement parlé dans le Paris de l’époque, est de placer les lettres AV devant chaque voyelle, par exemple « police » s’écrit « PAVOLAVICAVE ». Peut-être pour éviter la censure.
C’est un journal satirique qui n’hésite pas à railler et à combattre le Second Empire de Napoléon III. Le premier numéro de cette revue paraitra en 1868. Il sera le seul.
Victor Noir collabore à d’autres organes de presse qui s’opposent au pouvoir en place comme « La Marseillaise» fondée en 1869 par Henri Rochefort où il tient quotidiennement la rubrique « Boulevards et Faubourgs ».

> Un sanguin au passé extrêmement agité

Tout commence avec une dispute entre deux journaux corses : « La Revanche dirigée par des républicains-socialistes et « L’Avenir de la Corse ». Pierre Napoléon Bonaparte, cousin de Napoléon III fait partie de la rédaction et, réputé bouillonnant voire tête brulée, ( « Un sanguin au passé extrêmement agité », tel le décrit Éric Anceau, dans son ouvrage Napoléon III), il n’hésite pas répliquer avec véhémence à tout article qui attaque le Régime. Jugez plutôt. Il fait paraitre dans « l’Avenir de la Corse » un article qui dit entre autres

« Malgré les escargots rampants sur le bronze pour le rayer de leur bave, l’auréole du Grand Homme ne sera pas ternie »

puis conclut

« les valeureux Corses leur eussent mis les tripes aux champs si on ne les avait pas retenus ».

Pierre Napoléon Bonaparte selon Daumier

Le lendemain, dans « La Revanche », Louis Tomassi, chef de file des républicains-socialistes réplique :

« Menacer quelqu’un de lui arracher les tripes ne prouve pas qu’il a tort. »

Mais surtout, il précise qu’un des correspondants parisiens du journal saura montrer au Prince Bonaparte qu’on ne provoque pas impunément les républicains.
Le correspondant c’est Paschal Grousset, corse lui aussi. Il va charger Ulrich de Fonvieille et Victor Noir de se rendre au domicile de Pierre Napoléon Bonaparte, rue Auteuil, remettre un « cartel » au prince en son nom.
Ce « cartel », au sens de lettre de défi, est un document qu’un individu adresse à un autre individu pour régler un différend par lequel le signataire met en demeure le destinataire de choisir entre des conditions amiables et une vengeance par un duel. C’est très en vogue à l’époque.
Le jeune Victor Noir est tout content d’être chargé de cette mission et qui plus est de porter une telle missive au cousin de Napoléon III. Il dira à sa vieille servante

” Brosse moi bien aujourd’hui, je vais chez un prince. Il faut montrer à ces gens-là ce que c’est que les gentilhommes. “

Nous sommes le lundi 10 janvier 1870, et le jeune Victor Noir passe voir sa fiancée – le mariage est prévu prochainement -. Il rejoint Fonvieille sur le chemin de la rue d’Anteuil.
Entre temps, Pierre Napoléon Bonaparte, au tempérament belliqueux, a lui aussi adressé une lettre de défi, mais à Henri de Rochefort en ces mots

«  Si donc par hasard, vous consentez à retirer les verrous protecteurs qui rendent votre honorable personne deux fois inviolable, vous me trouverez ni dans un palais, ni dans un château, je vis tout bonnement au 59, rue d’Auteuil, je vous promets que si vous vous présentez, on ne vous dira pas que je suis sorti. ».

En réponse, Rochefort envoie comme c’est la règle deux de ses hommes, Jean Baptiste Millière et Arthur Arnoud pour demander réparation au domicile du Prince Bonaparte. Mais ces derniers arriveront après les envoyés de Grousset.

> Le drame de la rue Auteuil

Pierre Napoléon Bonaparte reçoit Victor Noir et Ulrich de Fonvieille qui se présentent au nom de Paschal Grousset. Le Prince s’en étonne :

« Vous ne venez pas de la part de Monsieur Rochefort et vous n’êtes pas de ses manœuvres ? »

Et il poursuit :

« J’ai provoqué Monsieur Rochefort parce qu’il est le porte-parole de la crapule. Quant à Monsieur Grasset, je n’ai rien à lui répondre. Etes-vous solidaires de ces charognes ? »

Victor Noir aurait répondu :

« Nous sommes solidaires de nos amis ! ».

Le drame d’Auteuil. Le Prince Pierre Bonaparte tire sur Victor Noir
in Recueil. Collection de Vinck. Un siècle d’histoire de France par l’estampe,
1770-1870. Vol. 166 © Bnf/Gallica

Selon Fontvieille, Pierre Napoléon Bonaparte aurait immédiatement sorti un révolver de sa poche et tiré à bout portant sur Victor Noir qui titubant et sortant de la pièce et se serait écroulé dans l’escalier.
Transporté dans une pharmacie voisine, il meurt peu après.
Le Prince Bonaparte contredira ce témoignage, évoquant avoir été frappé par Victor Noir.
Les retentissements de cet événements sont énormes. Napoléon III, déjà très critiqué, est déstabilisé, lui qui tentait un rapprochement avec les forces de Gauche en voulant libéraliser le régime pour apaiser les tensions sociales.
Henri de Rochefort écrit dans son journal :

« J’ai eu la faiblesse de croire qu’un Bonaparte pouvait être autre chose qu’un assassin ! »

Il sera  condamné le 22 janvier 1870 à six mois de prison pour offense à l’Empereur et provocation à la guerre civile.

La Marseillaise 12 janvier 1870 (source Gallica)

Le mercredi 12 janvier, sous une pluie battante et glacée, le jeune Victor Noir est enterré dans le cimetière de Neuilly accompagnée d’une foule immense. Il est devenu un symbole. Les journaux parlent de 100.000 à 300.000 personnes.

> Le jugement

Le Prince Bonaparte ne sera pas jugé devant une Cour traditionnelle mais devant la Haute Cour de Justice. Sa filiation l’impose. Le procès est délocalisé à Tours pour l’éloigner de la ferveur parisienne. Il  a lieu en mars. Sous tension, il va durer une semaine.
Cité à la barre et déclinant son identité, à la question du Président

« – Etes-vous parent ou allié de l’accusé ? »

Paschal Grousset aura cette phrase :

« – Madame Laetitia a eu trop d’amants pour que je puisse assurer qu’il n’est pas mon parent ! »

 .Au cours des débats les experts se contredisent pour tenter de déterminer si le prince a été frappé ou non par le journaliste.
De nombreux témoins favorables à l’accusé, un avocat général mou, des avocats de la défense qui attaquent plus les républicains qu’ils ne défendent Pierre Napoléon Bonaparte, voici comment on peut résumer le procès qui débouche sur l’acquittement du prince.
Napoléon III conseillera au prince de s’éloigner quelques temps du sol français. Ce qu’il fera.

> Un obscur journaliste devenu un symbole républicain et … érotique

En 1891, soit 21 années plus tard, la IIIème République autorise le transfert du corps de Victor Noir au Père Lachaise et une souscription nationale est lancée en vue de réaliser un monument funéraire. Le sculpteur Jules Dalou, artiste apprécié, ancien communard et fervent républicain est chargé de sa réalisation. Une foule immense participe à la cérémonie.

Victor Noir par Eugène Appert

Mais Dalou savait-il qu’en dotant son gisant d’une honorable virilité, il allait être à l’origine d’une bien étrange voire obscène légende.
Au fil des ans, de plus en plus de femmes fréquentent le cimetière. Il n’y est plus trop question de soutien à la République.
Est-ce le réalisme avec lequel Dalou a représenté l’organe viril de Victor Noir sous son pantalon qui va conduire les femmes en quête de descendance à venir le toucher ou s’y frotter ? Baiser sa bouche ou déposer une fleur dans son chapeau était devenu synonyme de mariage dans l’année.
On trouve encore aujourd’hui d’ailleurs très souvent des petits chaussons de nouveau-né en témoignage d’une volonté exhaussée.
L’état du bronze nous laisse à penser que ces pratiques subsistent aujourd’hui à un tel point que la mairie de Paris a fait retirer les barrières érigées pour la protéger il y a quelques années.
Si Victor Noir savait que sa sépulture serait aujourd’hui qualifiée dans certaines revues de « tombe la plus érotique du Père Lachaise», qu’en penserait-t-il ?

Dans Paris une autre statue fait, elle aussi, l’objet d’un rituel similaire : celle du buste de Dalida à Montmartre. La patine du bronze est usée par les hommages répétés des nombreux touristes. Caresser les seins de métal porterait bonheur, particulièrement en amour. 

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