Aujourd’hui, je vous emmène au 15, rue de la Présentation, dans le 11ème. Vous êtes juste en face de la sortie de la bouche de métro de la station “Belleville“. Observez le porche du bâtiment, une tête de vache orne le haut de la voûte d’entrée. Vous pensez être à l’entrée d’une boucherie, voire d’une abattoir. Ici se tenait une des nombreuses vacheries de Paris.
Nous avions vu que Paris, au début du XXème siècle comptait 80.000 chevaux (voir notre article). Cela s’explique par l’utilisation de ces équidés pour les fiacres et les omnibus et tous les transports de marchandises dans la capitale.
Ce que l’on sait moins, c’est que Paris abrite aussi à cette époque près de 5.000 vaches laitières réparties dans près de 500 vacheries.
> Le vertueux circuit entre Paris et les maraîchers
A l’époque Paris est alimenté par les maraîchers des villages qui bordent la capitale. Avant l’arrivée du chemin de fer, légumes et fruits arrivent le matin aux Halles.
Dans un précédent article, je citais les chevaux qui connaissant tellement le chemin qu’ils parcouraient journellement, arrivaient avec le maraîcher endormi sur la cariole.
Selon Armand Husson, les légumes ne manquent pas :
Au XIXème siècle, les légumes que l’on cultivait dans Paris, vers les années 1845, qui comptent parmi les années de l’essor, étaient : le chou, le chou-fleur, les salades, les melons, les courges, potirons et concombres, la tomate et l’aubergine, l’ail, l’oignon, la ciboule et la civette, betteraves, carottes, panais, radis, salsifis, épinard et oseille, fève et haricot, asperge, artichaut et cardon, cerfeuil, persil, estragon.
Les Consommations de Paris, Paris, 1875,
Si les maraîchers fournissent les légumes, les chevaux de Paris fournissent le crottin qui devient fumier, nécessaire à la pousse des légumes. La ville renvoie ses déchets qui vont fertiliser les champs qui la nourrissent.
> Le café au lait fait entrer les vaches dans Paris
Le lait est généralement proscrit au Moyen Âge, il reste suspect très loin dans le XVIIIème siècle.
L’Encyclopédie de Diderot, au chapitre « Lait », s’étonne que cela puisse être encore une nourriture :
Il est facile de conclure de ce petit nombre d’observations sur les propriétés diététiques du lait dans l’état sain, que c’est un aliment suspect, peu analogue aux organes digestifs de l’adulte.
Il semble peu consommé avant le milieu du XIXème siècle.
A Paris, il n’est d’ailleurs pas soumis à l’octroi (cet impôt qui taxait toutes les marchandises entrant dans la capitale). Les vaches laitières sont destinées à la consommation de viande et celles que l’on voit circuler se rendent à l’abattoir.
C’est alors qu’un phénomène surprenant va bouleverser la donne.
C’est le subit engouement des français pour le café au lait vers 1750 dont la consommation va exploser et se démocratiser dans la seconde partie du XVIII° siècle
Dans son Tableau de Paris des années 1780, Louis-Sébastien Mercier s’en fait l’écho :
Le café au lait (qui le croirait ?) a pris faveur parmi ces hommes robustes. […] Il est si répandu parmi le peuple, qu’il est devenu l’éternel déjeuner de tous les ouvriers en chambre.
Les harengères de la halle, les vendeuses de marée, ces femmes robustes prennent le matin leur café au lait comme la marquise et la duchesse… Je ne vois plus personne à Paris déjeuner avec un verre de vin.
Bien entendu, la pasteurisation n’existe pas encore – elle sera découverte par Pasteur en 1865. Le lait cru doit donc être consommé rapidement.
Et comme on ne peut pas rapprocher les parisiens des fermes des villages des maraîchers, on va faire entrer les vaches dans Paris.
Une nouvelle profession, surtout composée d’Auvergnats et de Bretons est née : les laitiers-nourrisseurs.
En 1900, on décompte 500 vacheries dans Paris.
La consommation de lait passera de 110 millions de litres en 1860 à 440 millions de litres en 1935.
Mais les vaches n’ont pas du tout les mêmes conditions de vie que leurs homologues de la campagne.
Souvent les étables ne sont qu’une partie de l’habitation qu’on a convertie.
Les vaches arrivent à pied, souvent de loin, conduites par les « toucheurs », vachers spécialisés dans le convoyage vers les marchés aux vaches des portes de Paris.
Elles vont rester cloitrées toute leur vie durant dans ces pièces minuscules, rarement détachées, et n’en sortiront que pour être livrées aux bouchers dans leurs “tueries” urbaines.
Le fumier est vendu aux maraîchers et aux cultivateurs, la bouse sert pour la teinture des indiennes (« bousage » des toiles).
La ville fournit une nourriture originale : résidus d’orge de distillerie et d’amidon, tourteaux, drêches, pulpe de betterave, légumes invendues des Halles…
Quant aux conditions d’hygiène, elles sont déplorables.
Dans ces pièces qui ne sont pas prévues pour ça, il y fait une chaleur insupportable, même en hiver gênant la respiration des animaux. Ces étables sont bien souvent source de nombreuses nuisances causées pour le voisinage par la puanteur du fumier et les nuées de mouches l’été.
Imaginez les odeurs de Paris : dans la rue Saint-Martin, dans celle des Boucheries, dans les faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marcel, les parisiens respirent dans toutes ces rues l’odeur cadavéreuse des tueries et des boucheries, ou l’odeur nauséabonde et putride des amidonneries, des tanneries. S’y rajoute l’odeur des vacheries.
Mais ce manque d’hygiène tout comme les fraudes qui consistent à couper le lait avec de l’eau soulèvent bien des inquiétudes. Notamment dans le monde médical.
Sous le titre de “POISONS PARISIENS“, Pau Goguet écrit dans “Le XIXe siècle : journal quotidien politique et littéraire” le 22 juillet 1905 :
” La chaleur augmentant sans cesse et menaçant de tarir les sources les plus fécondes, la question de l’eau est à l’ordre du jour. Mais l’eau que nous buvons est empoisonnée disent les hygiénistes. Fort bien. Alors buvez du lait. Parfait, mais le lait est tout aussi mortel que les canards à la rouennaise ou les choux à la crème.
Et la preuve c’est que depuis quelques jours des affiches officielles timbrées par le ministère de l’intérieur nous engagent à faire bouillir notre lait.
La tuberculose est une maladie qui sévit surtout chez la race bovine. Beaucoup de ces animaux étant atteints de tuberculose, il importe que les consommateurs ne consomment que du lait bouilli.
[…]
Qu’allons nous faire bouillir encore? Le cidre, la bière, le pernod, le Champagne, le vin.
[…]
Le lait, cet aliment que consomment les enfants et les vieillards, le lait lui-même est un poison.
Vous croyez vous désaltérer et vous vous empoisonnez, vous pensez vous nourrir et vous vous contaminez. Allez donc après cela vous moquer du mortel qui, bravant les affiches, préfère s’installer devant une mominette plutôt que de boire des verres de lait ou faire la queue à la fontaine Wallace.
Dans les quartiers populeux, presque partout on vend du lait pur à 20 centimes, comment voulez-vous que ce lait soit réellement pur, quand l’Assistance publique à elle seule en consomme annuellement 5.450.000 litres. 5 millions, chiffre fantastique qui nous fait bien comprendre qu’en dehors des hôpitaux, les Parisiens consomment du lait pur, composé d’un peu de lait, de beaucoup de craie et d’amidon. Ils ingèrent en même temps plusieurs centaines de microbes et donnent dans leurs intestins asile à la typhoïde et, dans l’organisme entier, à la tuberculose; c’est charmant.
[…]
Aussi, nous le répétons encore avec les hygiénistes parisiens : Faites bouillir votre eau. Faites bouillir votre lait.”
La profession s’est éteinte en 1950. Un des derniers de ces laitiers-nourrisseurs s’appelait Antoine Magne, c’était un coureur cycliste très connu !