Nous sommes le 4 mai 1897. Le soleil est radieux sur la capitale en début d’après-midi, ce mardi.
Une foule se presse rue Jean Goujon.
Nous sommes non loin des Champs Elysées, dans le quartier François 1er. Les rues portent d’ailleurs des noms royaux. Le quartier a été dédié aux rois de la Renaissance et à leurs serviteurs tout comme le quartier du Pont Neuf à Henri IV. Jean Goujon était le sculpteur de François 1er. On trouve la rue Bayard, le “Chevalier sans peur et sans reproche“. C’est un quartier catholique où ont lieu régulièrement des manifestations caritatives.
Et justement ce 4 mai, c’est le second jour cet évènement qui compte dans la vie de ce quartier voire dans toute la capitale : le Bazar de la Charité.
La recette du lundi a été bonne : 45.000 francs.
Depuis 1885, toute la noblesse, encore bien active bien que nous soyons sous la IIIème république, se donne rendez-vous chaque année pour cette manifestation dont le but est de collecter un maximum de fonds pour les pauvres.
Cette année, Monsieur le Baron Mackau qui dirige l’association organisatrice se félicite.
Il a obtenu gratuitement le prêt d’un terrain à bâtir encastré entre 3 immeubles, face aux écuries d’Alphonse de Rothschild.
C’est un hangar – d’anciennes écuries – d’une largeur de 50 m et de 100 m de profondeur.
D’habitude, il lui faut débourser 5.000 Francs.
Mais ce dont il est le plus fier, c’est son rachat de décors de théâtre (“la Rue du Vieux Paris” d’une exposition du Palais de l’Industrie) qui lui ont permis de recréer cette fausse rue de 22 échoppes qui donne au Bazar de le Charité un style Moyen Age.
Il ne remerciera jamais assez Monsieur Chaperon, décorateur de l’Opéra, qui a rafistolé ces décors de carton pâte avec des toiles peintes et du bois blanc. On se croirait Rue Neuve-Notre-Dame. Rendez vous compte, il a acheté le tout pour la modique somme de 180 Francs.Il en est certain, cette fête sera une réussite.
Il faut dire que le Bazar de la Charité est d’abord “the place to be” comme nous dirions aujourd’hui.
Tout ce que compte l’aristocratie parisienne comme beau monde s’y presse.
Et c’est surtout un grand concours d’élégance, robes bouffantes, chapeaux à paillettes, dentelles et aigrettes habillent ces duchesses, comtesses et marquises qui jouent à la marchande dans ces échoppes en carton pâte.

> Le cinématographe en attraction exceptionnelle
Eugenio Clari, nonce apostolique en France vient d’apporter la bénédiction du Pape vers 15h30.
Des grands noms de la noblesse sont présents. C’est le cas du prince Ferdinand Philippe Marie d’Orléans, duc d’Alençon et de son épouse, la princesse Sophie-Charlotte qui est, entre autres, la sœur de l’impératrice Élisabeth d’Autriche, plus connue sous le nom de Sissi. Elle y tient d’ailleurs un stand et ne ménage pas sa peine.
Ce sont plus de 1.200 personnes qui tentent de se frayer un chemin dans cette rue factice.
La chaleur est étouffante et les organisateurs ont tendu entre les échoppes un velum goudronné qui protège un peu du soleil.
Mais le Bazar attire aussi les visiteurs pour une attraction inédite qu’une affiche décrit ainsi :
” Le cinématographe perfectionné, photographies animées, la plus merveilleuse découverte du siècle donnant l’illusion de la vie réelle. Prix d’entrée : 0,50 franc”
Le cinématographe inventé deux ans plus tôt par les Frères Lumière intrigue. On s’y presse. Ce n’est pas vraiment une cabine de projection mais plutôt une loge faite de rideaux en toile.

> L’accident
Et justement, il faut recharger le réservoir du projecteur cinéma.
A cette époque la lampe fonctionne à l’éther.
Le projectionniste, Monsieur BELLAC, doit remplir le réservoir mais comme il faut sombre, il demande à son assistant, Grégoire BAGRACHOW, de lui donner un peu de lumière. Mais au lieu d’écarter le rideau pour faire un peu de clarté, l’assistant craque une allumette. Et immédiatement c’est l’explosion. La flame a atteint les vapeurs d’éther. Le feu se transmet aux rideaux de la cabine de projection. On crie “au feu, au feu”. Mais le feu gagne les décors des échoppes voisines. Carton pâte, papier et bois blanc s’embrasent de partout. C’est la panique. Il s’en suit une immense bousculade. Déjà des décors enflammés s’écroulent sur les vendeuses dont les tenues vestimentaires sont rapidement la proie des flammes. Elles se transforment en torche vivante. Des femmes se font piétiner. On racontera que des hommes marchent sur ces pauvres femmes au sol.

Six minutes après le départ du feu, c’est le velum qui s’écroule sur la foule, le goudron bouillant tombant sur les personnes au sol.
Les stands étant entre 3 hauts immeubles, il n’y a qu’une seule issue, la porte d’entrée. Mais, entre ceux qui veulent s’échapper du brasier et ceux qui tentent de s’approcher pour secourir un proche, c’est une immense bousculade.
La fumée est partout. En 14 minutes, il ne reste plus rien de toutes les baraques construites à la hâte et avec des matériaux très inflammables.
145 personnes dont 120 femmes périront dans l’incendie. La Duchesse d’Alençon fera partie des victimes. Selon les témoins, elle aura eu un attitude héroïque, refusant de quitter le brasier avant les femmes plus jeunes.
> Choc, médailles et polémiques
Pendant 3 jours, les corps seront exposés au Palais de l’Industrie pour que les familles les identifient.
La Duchesse d’Alençon sera identifiée par son dentiste. Ce sera d’ailleurs une des premières fois où cette technique d’authentification sera utilisée avant qu’elle devienne une pratique courante reconnue.
Les journaux relatent l’affaire dans les moindres détails, ouvrant leurs colonnes à de nombreux témoins. La presse relate avec force de détails sordides le transfert des corps au Palais de l’Industrie et la reconnaissance des corps. On assiste à un voyeurisme macabre. C’est aussi le début de l’illustration dans les journaux.

Si des médailles viennent décorer les sauveteurs, des polémiques éclatent.
Le peu de morts de sexe masculin et certains témoignages d’hommes piétinant les femmes à terre voire les écartant à coups de cannes va jeter le discrédit sur l’aristocratie.
Lors de la cérémonie qui a lieu à Notre Dame à laquelle assiste notamment le Président Félix Faure, un prêtre monte en chair pour expliquer que les femmes étaient les victimes expiatoire de la Commune. Nous sommes à 8 ans de la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Cet incendie a probablement accru le fossé entre la France catholique et la France anti-clericale.
Le baron de MACKAU sera seulement condamné à verser une somme dérisoire de 500 Francs. BELLAC et BAGRACHOW, les deux projectionnistes écoperont de 300 et 200 Francs d’indemnités et de peines légères avec sursis compte tenu de leur comportement exemplaire qui a permis de sauver de nombreuses personnes.
Les nombreuses plaintes pour tenter de faire condamner les hommes ayant molesté des femmes seront classées sans suite, mais les salons mondains leurs fermeront leurs portes.
L’assistant projectionniste, Grégoire BAGRACHOW, très marqué par l’incendie, mènera des recherches visant à améliorer la sécurité dans les appareils de projections ainsi que dans les systèmes d’éclairage. Il déposera plusieurs brevets dont un appareil dans lequel les pellicules, hautement inflammables, sont remplacées par des plaques photographiques ordinaires.
Il faudra attendre de nombreuses années et d’autres incendies pour qu’enfin des normes strictes soient prises pour garantir la sécurité des lieux accueillant du public.
> La Chapelle Notre Dame de Consolation
Une souscription lancé peu après permettra l’acquisition du terrain du 17 de la rue Goujon et la construction d’une chapelle à l’emplacement du drame. Ce lieu existe toujours et appartient à l’association du Mémorial du Bazar de la Charité composé des descendants des victimes de l’incendie. Dans le cloitre sont exposés quelques objets ayant retrouvé dans les décombres.
