La petite reine, les stars et les voyous

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Sous la verrière du Vel' d'Hiv, les Six Jours de Paris en 1926 • © gallica.bnf.fr / Agence Rol

En ce début du XXème siècle, un spectacle de masse est prisé par la classe ouvrière : la compétition cycliste. La Galerie des Machines, vestige de l’Exposition Universelle va être aménagée pour créer une piste de compétition cycliste qui sera inaugurée le 20 décembre 1903. Mais en 1909 la Mairie de Paris décide de la destruction de cette Galerie des Machines pour prolonger la perspective du Champs de Mars.

Henri Antoine Desgrange, coureur cycliste, dirigeant sportif et journaliste qui était connu pour avoir établi 12 records du monde de cyclisme sur piste et qui organisa le premier Tour de France en 1903, décide alors d’édifier tout à côté, à l’angle du boulevard de Grenelle et de la rue Nélaton, un nouveau temple du vélo.
Surmonté d’une charpente métallique munie de plus de 1000 ampoules, la piste ovale en bois de sapin est dotée de virages surélevés de 250 mètres de développement.
Les tribunes peuvent accueillir 17.000 spectateurs assis sur des gradins en brique et en béton.
Au centre la pelouse est éclairée naturellement par une immense verrière.
Le Vélodrome d’Hiver qui deviendra vite le “Vel d’Hiv” dans le langage populaire est inauguré le 13 février 1910 et accueillera de nombreuses manifestations même pendant la première guerre.
Le champion Louis Darragon s’y tuera en avril 1918 lors d’une course derrière moto comme le relate cet article du journal le Parisien.

> Le rendez-vous des Six jours

En 1913, Bob Desmaret créé “les 6 jours de Paris“.
Inspirée des épreuves similaires très populaires aux Etats Unis, cette manifestation mélange une course d’endurance et des divertissements.
Au fil des ans, la manifestation devient le rendez vous à la fois des bourgeois qui s’y montrent, des stars qui s’y pavanent et du monde ouvrier.
Les coureurs doivent parcourir la plus grande distance.
Ils dorment sur place dans des petits espaces au bout de la piste, tout ça à côté des parisiens qui se délectent d’un bon repas en regardant les coureurs passer ou s’élancer pour les fameuses courses poursuites qui rapportent des points supplémentaires aux équipes.

Sur les 6 Jours de Paris, en 1921, pause repas pour le coureur italien Giuseppe Oliveri • © gallica.bnf.fr / Agence Rol

L’ambiance des “Six Jours” est unique.
Coté gradins, on a prévu le gros rouge, le saucisson, le camembert ainsi que jeux de cartes et tricot pour meubler les temps morts.
Coté pelouse, les stars défilent et boivent le champagne : Robert Lamoureux, Charles Trenet, Maurice Chevalier
Au Vel d’Hiv, il y avait de tout : des stars et des voyous.
Dans une loge, on pouvait croiser la chanteuse Edith Piaf qui sera élue Reine des Six Jours. Dans une autre, le truand breton, Jo Attia, qui fondera après guerre le « gang des tractions avant »​, avec son ami Pierre Loutrel, alias Pierrot le Fou.

Robert Lamoureux aux Six Jours de Paris, en 1951 • © INA

Au micro,  le speaker Georges Berretrot donne le tempo et rythme la fête.
Pour les coureurs, c’est l’enfer. Comment récupérer de l’effort dans un tel vacarme. Leurs managers usent de stratagèmes pour les maintenir en condition : caféine, eau-de-vie, héroïne…

“Il y avait, cette année, fort à faire, car rarement de mémoire de spectateurs, on avait vu des Six Jours aussi sévèrement disputés durant les dernières heures de la Grande Epreuve. Après des séries de chasses formidables, on a vu des classements se succéder les uns des autres et tous les favoris tenir leurs supporters en haleine.

Pendant cette dernière soirée, on a chanté beaucoup; ce fut La Houppa, jeune chasseresse blonde, aux intonations si chaudes qui obtint le gros succès. Les coureurs, eux-mêmes, debout sur leurs pédales, l’accompagnaient dans un charivari indescriptible.”

L’instantané 1er juin 1936

Dans le livre de photos de Robert Doisneaule mal de Parissous la plume de Clément Lepidis, on revit l’engouement des parisiens de Belleville ou Ménilmontant pour les Six Jours :

“Milo et Gisèle se rendait tous les ans aux “Six Jours”, boulevard de Grenelle. Levés à 5 heures du matin – cette semaine là, point de grasse matinée ! – on remplissait le panier : jambon et saucisson, rôti de porc, haricots à la vinaigrette. Du gros bleu acheté à la Beaujolaise. …
Sur la piste, les champions roulaient, tranquilles et pénards, bonnets de laine sur la tête. Au quartier des coureurs, on remettait de l’ordre et dans la grande salle aux arcades de fer, à la poulaille où trainaient, au milieu des papiers gras, des cadavres de bouteilles, on faisait le ménage pour ceux qui arrivaient, prenaient le relais des spectateurs qui partaient. A midi, ça commençait à sentir la frite, la guinguette. Gardoni, à l’accordéon, enchantait déjà son public avec “le dénicheur“….
Dans la fièvre de minuit, la vapeur des primes manquait de faire sauter la marmite. Milo a lancé depuis son perchoir son reste de camembert sur la pelouse, histoire de protester contre une annonce de Berretrot qui ne lui plaisait pas. La Gisèle lui a passé un savon. Quoi ! est-ce qu’on gaspille ainsi du fromage gagné à la sueur de son front ?
” Vas-y Tonin ! Vas-y Toto ! Vas-y Jeannot” hurlait Milo.

Marcel Cerdan donnera plusieurs fois le départ des Six Jours.
C’est sur un ring du Vel d’Hiv qu’il battra José Ferrer lors d’un combat mémorable à la fois pour son contexte, sa durée et sa recette.

> Le premier championnat d’Europe de boxe organisé en France

Nous sommes en octobre 1942 et Marcel Cerdan, surnommé le “bombardier marocain“, est au sommet de sa gloire.
Les autorités allemandes qui occupent Paris et le gouvernement de Vichy ont œuvré pour qu’ait lieu ce championnat du monde des poids moyens.
L’espagnol José Ferrer apparait vêtu d’un peignoir marqué d’une croix gammée.
Il monte sur le ring et fait le salut fasciste sous la huée du public.

Le combat ne va durer que 83 secondes, Marcel Cerdan mettant son adversaire au tapis 8 fois de suite avant que ce dernier n’abandonne.
Le public acclame le français et hurle la Marseillaise, fait rare sous l’occupation, car interdite par les Allemands.
La recette du jour s’élève à 1.417.625 francs et bat tous les records français existants.
Cet évènement se déroule quelques semaines après celui qui est désormais indissociable du nom du Vel d’Hiv : la rafle puis le parcage dans des conditions inhumaines et la déportation de 8.160 juifs.

> Deux WC pour des milliers de personnes

Entre les 16 et 17 juillet 1942, plus de treize mille personnes, dont près d’un tiers d’enfants, sont arrêtées avant d’être détenues au Vélodrome d’Hiver.
A la demande des allemands, l’état français organise une grande rafle avec le concours de 9.000 policiers et gendarmes français.
L’opération porte le doux nom de “vent printanier“.
Les conditions d’hygiène sont déplorables. Presque sans eau et sans nourriture, adultes et enfants seront parqués pendant 5 jours dans le Vel d’Hiv avant d’être acheminés par train vers les camps de la mort dont Auschwitz. Très peu en reviendront.

C’est la seule photo de la rafle du Vel d’Hiv : les bus utilisés par la police française, garés rue Nélaton. La France est le seul pays d’Europe où l’État et la police se chargent, sans le moindre soldat allemand ni milicien, de capturer et livrer en masse des juifs aux nazis.


On dit que l’histoire se répète. Pour le Vélodrome d’Hiver c’est tristement le cas car au mois d’août 1958, il servira de centre de rétention de Français musulmans d’Algérie (FMA) sur ordre de préfet de Police de Paris récemment promu, un certain Maurice Papon.

> Passant souviens-toi

Le Vélodrome sera détruit en 1959.
Lorsque vous sortirez du métro 6 à la station Bir Hakeim, descendez l’escalier riveté qui mène au boulevard de Grenelle.
Au numéro 10, une allée dallée s’engouffre entre deux immeubles d’habitation.
Au bout, un grand bâtiment blanc desservi par un hall tout en vitres, élégant : le siège des journaux Les Échos et Le Parisien.
Remarquez la plaque insérée dans le muret qui donne sur le boulevard :  « Les 16 et 17 juillet 1942, des juifs furent arrêtés dans Paris et sa banlieue et déportés à Auschwitz Dans le Vélodrome d’Hiver qui s’élevait ici, 4.115 enfants, 2.916 femmes, 11.129 hommes furent parqués dans des conditions inhumaines par la police du gouvernement de Vichy, sur ordre des occupants nazis. Que ceux qui ont tenté de leur venir en aide soient remerciés. Passant, souviens-toi. »


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