Connaissez vous la “République du Croissant” ?
Ne cherchez pas dans vos manuels d’Histoire ou de Géographie. Il s’agit en fait du quartier situé entre Réaumur et Opéra, où étaient réunis au début des années 1900 la plupart des grands journaux.
En ce début de siècle, la presse a le vent en poupe. Certes, c’est la seule source d’information mais la presse française est la plus lue au monde, avec un taux de pénétration de 244 exemplaires de quotidiens pour mille habitants.
Trois facteurs expliquent l’engouement des français pour ce moyen de communication.
D’abord la loi sur la liberté de la Presse du 21 juillet 1881 votée par la IIIème République. Comme nous l’avons connu le 9 novembre 1981 avec la loi qui a autorisé les radios libres, cette nouvelle loi va permettre l’arrivée de nouveaux acteurs dans le domaine.
En plus de rendre enfin la presse libre, elle donne aussi un cadre légal à toute publication, ainsi qu’à l’affichage public, au colportage et à la vente sur la voie publique.
Second facteur : les évolutions techniques de l’époque avec le développement des presses rotatives qui vont révolutionner l’impression des journaux et le chemin de fer qui facilitera progressivement sa diffusion dans tout le pays. Les journaux deviennent un produit rentable et de bonne facture. Pour plus d’efficacité et une meilleur rentabilité, les entreprises de presse intègrent désormais leur propre imprimerie et leur circuit de diffusion. Elles se dotent de correspondants.
Enfin, c’est surtout l’alphabétisation lié à l’école obligatoire (lois Jules Ferry) qui va permettre le formidable succès de la presse d’alors. Le journal entre dans les foyers français.
> Des tirages quotidiens à plus d’un million d’exemplaires
Ainsi, le tirage des journaux est bien plus important qu’aujourd’hui.
Rien qu’à Paris, on vend 46 quotidiens, 41 hebdomadaires politiques, de nombreuses revues littéraires et culturelles et 192 journaux financiers.
On achète le journal un sou le numéro soit 5 centimes.
A Paris, “Le Petit Journal“, “Le Journal”, “Le Petit Parisien“, “Le Matin” se partagent le marché. “Le Petit Journal” tire à un million d’exemplaires, “Le Petit Parisien” à 1 million et demi.
> L’affaire Dreyfus change la donne
Mais autre fait marquant, la Presse va devenir une presse d’opinion, notamment lors de l’Affaire Dreyfus. Elle sera qualifiée de “quatrième pouvoir”.
Honoré de Balzac disait déjà d’elle en 1834 :
“La presse est en France un quatrième pouvoir dans l’État : elle attaque tout et personne ne l’attaque.
Elle blâme à tort et à travers.
Elle prétend que les hommes politiques et littéraires lui appartiennent et ne veut pas qu’il y ait réciprocité.”
Avec l’affaire Dreyfus qui divise la France en deux camps, la presse se construit vraiment car elle fidélise un large public et mobilise l’opinion. La presse quotidienne devient une presse d’opinion. De fait, elle contribue à modeler, transformer l’opinion publique. À travers cette affaire, il apparait une nouvelle figure, celle de l’intellectuel, qui prend la plume pour défendre ses idées dans les médias et attirer l’attention de l’opinion publique sur des problèmes politiques
En Province, chaque chef lieu de canton a sa feuille dans le journal local. A la campagne, les français préfèrent les hebdomadaires car on n’a pas le temps de lire la gazette quotidienne. Alors on met deux sous dans une boîte chaque jour pour acheter le journal hebdomadaire. Le “canard” paraissant un jour différent de la semaine, on s’arrange avec les voisins pour qu’un même journal circule dans plusieurs familles.
> Le “canard”
Tiens d’ailleurs connaissez vous l’origine du surnom “le canard” pour qualifier le journal ?
Par allusion à cet animal bruyant, le mot apparait dès le XVème siècle pour désigner des feuilles de chou vendues à la criée et imprimées sur un papier de mauvaise qualité qui relataient des faits divers avec des coquilles nombreuses et dont les sources étaient souvent douteuses. On attribue aussi l’origine du mot aux journaux satiriques du XIXème siècle (“La Caricature”, “Le Grelot”, “Le Charivari”) qui utilisaient des dessins de canard pour illustrer les hommes politiques. Le “Canard Enchainé” sera fondé en 1915.
> Le talent des dessinateurs
Dans leur “supplément illustré”, – souvent dans une page en couleur – les dessinateurs déploient leur talent pour décrire cérémonie royale, visite de souverain étranger et surtout les derniers crimes ou catastrophes.
Les titres sont de plus en plus larges et racoleurs. Il faut du “sang à la une“.
Le dessin est bien supérieur à la photo pour dramatiser un évènements. Un dessin vaut mieux qu’un long discours. Le lecteur se sent au milieu de l’action.
Les thèmes abordés sont aussi des sujets de société pour montrer au lecteur que le journal est proche du français et de ses préoccupations.
> L’ancêtre de nos séries actuelles : le roman-feuilleton
L’autre nouveauté c’est le roman feuilleton.
Le roman feuilleton trône dans le journal à une place particulière et répond rapidement à des codes spécifiques.
A l’origine, “feuilleton “est un terme technique utilisé dans le journalisme au XIXe siècle, pour désigner le bas de la première page, dans ce qu’on appelle le « rez-de-chaussée ».
Sa parution en épisodes crée l’attente et invite le lecteur à acheter le prochain numéro pour découvrir ce qui se cache derrière chaque « À suivre ». De plus, ces “feuilletons” sont souvent soigneusement découpés du journal et reliés par les particuliers qui peuvent ainsi les conserver et les faire lire au sein des familles. Les quotidiens proposent même des reliures à leurs lecteurs.
Les patrons de presse font appel aux plus grands romanciers. La plus grande partie des écrivains fait donc paraître ses romans dans la presse, et dans une proportion importante en feuilleton dans des quotidiens : Paul Féval, Gaston Leroux, Honoré Balzac, Alexandre Dumas, Emile Zola, Jules Verne …
Certains romans font l’objet d’un découpage remanié pour leur publication en feuilleton quotidien. Ils sont aussi édulcorés de certains passages afin de ne pas choquer les jeunes lecteurs. D’autres paraissent dans les journaux avant d’être publiés en librairie.
L’arrivée d’un nouveau feuilleton fait l’objet d’affiches spéciales dignes d’une grande production.
Il faut quand même préciser que le roman-feuilleton n’est pas vraiment une nouveauté en 1900 car son apparition dans la presse date de 1836 dans deux journaux : La Presse d’Émile de Girardin et Le Siècle d’Armand Dutacq.
Ces deux patrons de presse font aussi baisser les coûts de fabrication des journaux en y introduisant la publicité.
Le premier roman publié en feuilleton est La Vieille fille d’Honoré de Balzac, qui paraît dans La Presse en octobre et novembre 1836.
Les feuilletons font sensiblement augmenter le tirage des journaux.
Les intellectuels s’inquiètent de l’emprise qu’exercent les feuilletons sur les lecteurs. Dans “la revue des 2 Mondes”, en 1903, on peut lire : “Que fait le garçon boucher en allant prendre les commandes ? Il lit le journal.
Que fait le cocher quand il stationne ? Il lit le journal sur son siège.
Quelqu’un se promenait, un matin, aux Halles et prenait une allée où il n’y avait personne. Que faisaient toutes les marchandes au milieu de leurs étalages et de leurs monceaux de volailles ? Elle lisaient toutes le journal. Et que lisaient elles ? Le feuilleton.
Quelle force n’est pas nécessairement celle de ce feuilleton attendu dès le matin, lu dans les rues dès le petit jour et encore relu le lendemain ?
Avec ses personnages conçus et mis sur pied selon une tendance sociale, il peut créer cette chose effroyable qu’est la mentalité populaire”.
Les lecteurs se passionnent aussi pour les articles très nombreux qui relatent les procès. La narration des débats relève de la même mécanique que celle des feuilletons et ce sont les suspensions de séances qui remplacent les “A suivre” du roman feuilleton.
Pour donner l’impression au lecteur qu’il assiste au procès, le narrateur insiste de façon très théâtrale sur le potentiel comique ou dramatique de l”audience. La mécanique fonctionne à merveille.
> La gouaille des crieurs de journaux
Ce sont les crieurs de rue qui font la promotion des journaux et réalisent l’essentiel des ventes.
Un peu gavroches, délurés, les crieurs de journaux, leur paquet sous le bras, se dispersaient dans tous les quartiers de la ville, voire même dans les communes voisines, à pied ou à bicyclette.
Ils annonçaient leur arrivée dans le quartier par des coups de trompe, une corne au son strident qui avait le mérite d’attirer l’attention.
L’origine des crieurs est ancienne. Déjà au moyen âge il était courant de se regrouper pour écouter déclamer les nouvelles au coin des rues. Mais c’est sous la Révolution que les colporteurs servent de relais aux 130 journaux publiés alors. Les tirages sont limités car la presse à bras ne permet d’imprimer que 300 feuilles à l’heure. Les abonnements existent déjà. Envoyés par la poste, 100.000 exemplaires quittent Paris tous les jours. Mais cette diffusion reste réservée à une certaine élite de la population française.
Cette activité de crieurs de journaux durera jusqu’à la fin du XXème siècle. En témoigne ce reportage de 1974 conservé par l’INA.
Aujourd’hui les supports de la presse ont bien changé. Des titres ont disparu. D’autres les ont remplacés. Mais la Presse a été obligée de faire sa mue. Elle a investi les nouveaux moyens de communication, les réseaux sociaux et internet. Si les circuits sont différents, la Presse de qualité est toujours bien présente. Le risque n’est pas la disparition des articles de fond mais plutôt la remise en cause de l’indépendance des journalistes avalés par des empires de presse.