Les chevaliers du cordon 

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Les concierges Monsieur et Madame Terméchu Journal Amusant 1901

Commençons cet article par une question : Connaissez vous l’origine du mot “pipelette” ?
Tout le monde sait ce qu’est une pipelette. Dans le langage populaire, c’est une personne bavarde voire indiscrète. 
Au XIXème siècle, on désignait ainsi la concierge en référence au personnage dénommé Anastasie Pipelet, concierge bavarde dans les Mystères de Paris d’Eugène Sue.
Son œuvre a été publiée comme beaucoup à l’époque en roman-feuilleton dans le Journal des débats entre 1842 et 1843. (voir notre article sur la presse en 1900).

Le couple Pipelet concierges de leur état (Les mystères de Paris Eugène Sue)

Les portraits de concierges sont nombreux dans la littérature et les caricatures. Ils ont fait la gloire des chansonniers et le personnage est bien présent dans les vaudevilles.
Le concierge porte tous les noms : “la portière“, “le tire-cordon“, “Monsieur Vautour“,” Pipelet” voire “Bignole” ou “Cloporte”.

James Rousseau dans son livre “Physiologie de la portière” publié en 1841 et illustré par Daumier écrit :

La portière est essentiellement tracassière ; il semble que son importance et que son pouvoir s’accroissent de chaque petite tyrannie qu’elle fait subir aux hôtes de la maison“.

Illustration de Daumier tiré du livre de James Rousseau Physiologie de la Portière

Mais pourquoi cette corporation est elle l’objet de tant de quolibets ?
On va voir qu’on fait jouer un bien mauvais rôle à cette pauvre concierge dont les conditions de vie sont loin d’être enviables.

> De portier à tire-cordon

Dès le XVIIIème siècle, la plupart des maisons à porte cochère qui abritent les familles bourgeoises possèdent un portier. Progressivement, dans les maisons à allées où cohabitent logements, boutiques, arrières boutiques et petits ateliers, les propriétaires vont embaucher des portiers pour contrôler les mouvements de population. Il vaudrait mieux parler de gardiens car les propriétaires vont rapidement instaurer des règlements en leur demandant de les faire respecter.
La fièvre du gardiennage va peu à peu gagner tout Paris et les propriétaires vont modifier le rez-de-chaussée de leurs immeubles pour y loger le gardien.
C’est, à leurs yeux, une sorte de domestique spécialisé qui sera le gage d’une maison bien tenue et surtout contrôlée. Et qui dit maison bien tenue dit bons locataires et loyers plus élevés. Le portier devient le tire-cordon, celui qui contrôle les entrées.

> Le concierge lit les cartes postales et les journaux des locataires

C’est désormais le concierge qui gère les relations entre les locataires et les propriétaires.
Il collecte le loyer, fait visiter les logements
Certains le voit d’un bon œil, comme Louis-Ferdinand Céline dans ses “Voyages au bout de la nuit” (1934) qui écrit :

Une ville sans concierge, ça n’a pas d’histoire, pas de goût, c’est insipide telle une soupe sans poivre ni sel, une ratatouille uniforme.”

D’autres n’hésitent pas à en faire un vrai personnage de vaudeville. D’une certaine façon, devenant un personnage incontournable et obligé de l’immeuble, on va l’affubler de tous les maux.

James Rousseau, toujours dans son livre “Physiologie de la portière” la décrit ainsi :

Pour peu que vous ayez fait une observation à la portière, que vous ayez négligé de la saluer en passant ou d’ajouter le mot s’il vous plait à la demande du cordon, vous pouvez être sûr qu’elle vous jouera tous les tours qui sont en son pouvoir.
Malheur à vous si vous avez un chien; le pauvre animal sera le bouc émissaire de toutes les infamies de la portière : chaque fois qu’elle le rencontrera dans l’escalier, elle lui donnera un vigoureux coup de pied pour le punir des ordures qu’il n’aura pas faites dans l’escalier, et comme un coup de pied ne laisse pas de traces et que vous ne pourriez pas être vexé d’une chose que vous ignorez, elle prendra le balai avec lequel elle vient de balayer le ruisseau et parsèmera d’un millier de taches noires son poil blanc et lustré.”

On lui attribue tous les vices. Le concierge lit les cartes postales et le journal avant de le porter au locataire qui en a payé l’abonnement.

Photographie de Robert Doisneau

> Présent 24h sur 24 et 7 jours sur 7

Mais n’oublions pas que le ou la concierge est surtout corvéable à souhait. Il doit être présent 24h sur 24, 7 jours sur 7.
Jusqu’à minuit à la demande des habitants de l’immeuble, il actionne l’ouverture de la porte et gare à celui qui arrive après minuit.
Le concierge entretient les parties communes, réceptionne les livraisons de bois sur lesquelles il est en droit de prélever quelques bûches. Il monte le courrier et gère les conflits entre les locataires.

Et plutôt que dépeindre le concierge comme un personnage mesquin, il vaut mieux se ranger à l’avis d’Henriette Nizan qui dans son article « Concierges de Paris » (paru le 2 décembre 1937 dans la revue Regards) écrit :

“Les concierges n’ont en commun que la misère de leur condition, leur esclavage”.

Les revenus des portiers puis des concierges au XIXème siècle restent faibles. Ils sont pauvres et meurent pauvres.
Certains touchent des “gages” que les propriétaires font payer aux locataires. Pour éviter de verser une forme de salaire, les propriétaires appliquent le régime du “sou par livre”, prélevé sur les sommes effectivement versées par le locataire, ce qui va inciter le concierge à trouver des occupants pour chaque appartement.
En ce qui concerne le salaire proprement dit, jusqu’à la loi du 2 août 1868, en cas de contestation, le propriétaire était cru sur sa simple affirmation, la parole du concierge n’ayant pas la même valeur que la sienne.

> Leur unique avantage en nature, habiter une loge sous l’escalier

Les loges des concierges ont souvent été aménagées sous l’escalier. Majoritairement c’est un rideau qui sépare le coin chambre de la pièce de vie qui sert de bureau et de dépôt des colis à destination des locataires.

Concierge ramassant les boîtes à ordures – Photo Agence Rol 1931

Voici comment la décrit James Rousseau en 1841, toujours dans sa ‘Physiologie de la portière” :

“Mais la portière a, pour disposer de son logis, l’intelligence du castor.
Dans une niche où vous verriez à peine la place d’un lit, elle a trouvé moyen de disposer d’un appartement complet : chambre à coucher, salon et cuisine. La cuisine se compose d’un petit fourneau en terre qui, la plupart du temps, prend sa place sous le vestibule d’où il envoie à tous les étages les suaves émanations de l’omelette au lard et la soupe à l’ognon ; la chambre à coucher se compose de l’espace qu’occupe le lit, et le salon, du reste de la loge, isolé par un immense paravent.

C’est là que trône la portière, enfoncée tout le jour dans une vieille bergère, veuve de toute espèce de plume, les pieds sur son gueux, le nez surmonté de lunettes à verres ronds et larges comme des roues de cabriolet, et ravaudant des bas, occupation qu’elle interrompt soixante fois par heure pour puiser dans sa tabatière de corne”.

A partir de 1850, la profession s’est féminisée. C’est une main d’œuvre peu qualifiée et peu chère.
Un tiers des loges est occupé par des veuves. Un recensement de 1925 montre même une présence exclusive de femmes à cette époque.
Les concierges sont 46.000 en 1874 à Paris. Elles seront 85.000 à la veille de la seconde guerre mondiale.
Henriette Nizan, toujours dans son article paru dans la revue Regards précise que 80.000 concierges à Paris vivent toujours dans des conditions modestes, dans des loges pour la plupart insalubres, voire des taudis. Beaucoup sont victimes de la tuberculose.
Dans certaines loges taudis du centre de Paris, les concierges doivent barricader leur porte avec une plaque de tôle pour empêcher les rats d’envahir la loge. On comprend mieux pourquoi les concierges avaient souvent un ou plusieurs chats.
Même en 1936, pour vivre et faute d’être honnêtement rémunérées, les concierges sont obligées d’ajouter à leur activité un travail à domicile (reliures, retouches de vêtement) que souvent elles n’ont pas le droit d’exercer dans la loge.
Il y a encore des cas où non seulement la concierge ne reçoit pas d’appointement mais doit en plus fournir le balai et le savon noir, voire payer l’électricité du couloir.

> Deux siècles pour obtenir une reconnaissance professionnelle

Un syndicat des concierges est bien créé en 1903, mais mal organisée et sous pression des propriétaires, la corporation mettra des années à obtenir les mêmes droits que les autres travailleurs

La loi du 13 janvier 1939 donnera un nouveau statut aux concierges et la loi du 4 juillet 1957 les libèrera enfin du cordon.

Cette loi oblige les propriétaires d’immeubles à usage d’habitation situés dans les communes de plus de 500.000 habitants à installer un système d’ouverture automatique de la porte commune ou à remettre à chaque locataire une clef de ladite porte.
Mis en concurrence avec des sociétés privées d’entretien, le métier de concierge est menacé dans la seconde moitié du XXème siècle et si il a disparu peu à peu des immeubles haussmanniens, les grands ensembles ont vu réapparaître la profession, enfin encadrée par des textes leur garantissant droits et congés.

L’image du concierge est aujourd’hui bien éloignée de celle que décrivait la littérature des années 1850.

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