Marcher le nez en l’air, c’est un de mes plaisirs lorsque je déambule dans la capitale.
Si les pierres des immeubles parisiens pouvaient parler, elles vous raconteraient de belles histoires.
Aujourd’hui, nous sommes rue Montmartre dans le quartier de la Presse et si l’immeuble situé au 140-142 abrite aujourd’hui un magasin d’alimentation, c’est ici que fut publié en janvier 1898 un article qui fit grand bruit dans la société française. Le fameux “J’accuse” d’Emile Zola.
Derrière son imposante façade sculptée avec ses deux Hercule revêtus de la dépouille du lion de Némée et deux cariatides personnifiant le journalisme et la typographie, l’immeuble construit par Ferdinand Bal en 1885 a abrité plusieurs titres: ; Le Radical, L’Aurore, L’Univers, Le Jockey, la Patrie, La Presse et La France dont le nom est encore gravé sur la façade.
> Les deux “Aurore”
Tout d’abord une précision : il y eut bien deux journaux qui portèrent ce titre, et ils ne méritent surtout pas d’être confondus.
Le plus ancien est celui qui va nous intéresser aujourd’hui.
L’ Aurore est un quotidien français créé par Ernest Vaughan, ancien rédacteur de L’Intransigeant, qui parut de 1897 à 1914. Il comptait parmi ses rédacteurs Emile Zola et Georges Clémenceau.
Sa mission : « créer un journal où toutes les opinions libérales, progressistes, humanitaires, si avancées qu’elles fussent, puissent être librement exposées ».
Georges Clémenceau en fera plus tard un journal politique dans lequel il publiera des articles anticolonialistes. Il en sera le rédacteur en chef jusqu’à son accession au pouvoir en 1906.
Son homonyme, l’Aurore est créé dans la clandestinité dès 1943 par Robert Lazurick, ancien député du Front populaire. Le journal est hostile aux communistes et à l’URSS et le Rassemblement du peuple français (RPF) du général de Gaulle le présente comme un journal « sympathisant ».
Dans les années 1960 du gaullisme tout puissant, L’Aurore devient un journal d’opposition, centriste, qui défend par exemple les positions de Jean Lecanuet. Le journal sera absorbé par le Figaro en 1985.
> “J’accuse le lieutenant-colonel du Paty de Clam d’avoir été l’ouvrier diabolique de l’affaire”
Le capitaine Dreyfus est au bagne depuis déjà 4 ans et Zola, au risque d’être arrêté pour diffamation publique, va publier un article virulent en s’adressant au Président Félix Faure.
Lors de la conférence de presse de rédaction, il obtient l’accord de Georges Clémenceau, alors rédacteur en chef du journal pour publier son article. C’est lui qui aurait eu l’idée de ce titre qui, ce 13 janvier 1898, s’étale désormais en grosses lettres sur la première page de l’Aurore : “J’accuse… Lettre au Président de la République”. Il y dénonce les machinations qui ont entouré le procès du capitaine Dreyfus accusé à tort d’espionnage.
L’article va faire l’effet d’une bombe.
> Retour sur l’affaire
Marie Bastian est une femme de ménage de l’ambassade d’Allemagne.
Et il est tout à fait normal qu’elle vide les corbeilles. Sauf que cette brave femme à qui on donnerait le bon Dieu sans confession travaille en secret pour le service français de contre-espionnage.
Deux fois par mois, elle transmet des documents qu’elle récupère en faisant le ménage.
Et ce jour là, elle découvre un bordereau partiellement déchiré, non daté et non signé, adressé par un officier français à l’attaché militaire de l’ambassade allemande, le major Schwartzkoppen; document qu’elle transmet aussitôt.
Le général Auguste Mercier, ministre de la Guerre, est immédiatement informé et ordonne une enquête discrète.
Les soupçons vont alors se tourner vers le capitaine d’artillerie Alfred Dreyfus du bureau de l’Etat Major qui a été en contact avec les différents services évoqués dans le bordereau.
Le commandant Armand du Paty de Clam est chargé de convoquer le capitaine Dreyfus et, prétextant une blessure de la main, il lui demande de rédiger une lettre.
Bien que l’auteur du “bordereau” ait écrit qu’il allait “partir en manœuvre” – ce qui n’était pas le cas du capitaine – la mécanique accusatoire se met en œuvre.
Immédiatement, Du Paty de Clam l’accuse d’être l’auteur du fameux bordereau. Il lui tend un pistolet et lui suggère de se suicider pour échapper au déshonneur. Dreyfus, qui tombe des nues, refuse.
Le célèbre Alphonse Bertillon, chef du service de l’identité judiciaire et inventeur de l’identification par les empreintes digitales, confirme les soupçons du commandant Du Paty de Clam, contre l’avis d’autres graphologues plus prudents mais moins prestigieux.
Dreyfus est arrêté le 15 octobre 1894 sous l’inculpation de haute trahison. Il échappe néanmoins à la guillotine en vertu d’une loi de la IIe République qui a aboli la peine de mort pour les crimes politiques. Condamné au bagne à vie par un tribunal militaire, le Capitaine Dreyfus est dégradé le 5 janvier 1895 dans la cour des Invalides et envoyé en Guyane, sur l’Ile du Diable.
> Jean Jaurès s’étonne qu’on n’ait pas fusillé Dreyfus
La grande majorité des Français estime Dreyfus coupable.
Le quotidien antisémite d’Édouard Drumont, La Libre Parole et le journal La Croix, quotidien catholique, lancent une campagne contre la présence d’officiers juifs dans l’armée française. Ce dernier écrit le 14 novembre 1894 :
« Dans toute vilaine affaire il n’y a que des Juifs. Rien de plus facile que d’opérer un bon nettoyage ».
> Du « petit bleu » au « faux Henry »
Plus d’un an et demi ont passé et Marie Bastian vide toujours les poubelles à l’ambassade. Toujours à l’affut de documents pour les services français qui entre temps l’ont augmentée, elle transmet alors un “petit bleu” comme on appelle à cette époque les pneumatiques.
C’est désormais Georges Picquart qui dirige le contre-espionnage. Il réceptionne cette correspondance entre Schwartzkoppen et un officier français d’origine hongroise, le commandant Charles Walsin-Esterhazy.
Méticuleux et obstiné, Piquart découvre que le procès de Dreyfus est fondé sur un dossier secret contenant des pièces trafiquées et sans valeur.
Il en informe immédiatement sa hiérarchie mais on lui demande expressément de se taire :
« Si vous ne dites rien, personne ne le saura ».
Pire, il fait l’objet d’une mutation en Tunisie.
A la demande de ses supérieurs, l’adjoint de Picard, le colonel Henry, est sommé d’écarter les soupçons qui pèsent sur Walsin-Esterhazy.
Il produira ainsi un bordereau qui accable Dreyfus : une correspondance adressée par l’attaché militaire Panizzardi à son collègue allemand Schwarzkoppen.
Il s’avèrera plus tard qu’il s’agit d’un faux.
> La famille Dreyfus se bat pour une révision du procès
Coup de théâtre : début novembre 1897, un banquier avertit la famille Dreyfus qu’il a reconnu l’écriture de l’un de ses clients dans le fameux bordereau que l’on attribue au capitaine Dreyfus.
Et ce client n’est autre que … le commandant Walsin-Esterhazy.
Le sénateur Scheurer-Kestner publie dans Le Temps une lettre où il annonce des faits nouveaux et assure de l’innocence de Dreyfus. Mais il ne cite pas ses preuves. Le frère du Capitaine Dreyfus , Mathieu Dreyfus, lui, dénonce Esterhazy comme le véritable auteur du bordereau.
Tous finir par obtenir qu’Esterhazy soit traduit en conseil de guerre mais le 11 janvier 1898, il est acquitté. Le colonel Henry a produit son bordereau qui accable Dreyfus et… c’est Georges Picard qui est accusé d’avoir fabriqué “le petit bleu”. Il est incarcéré au Mont Valérien.
> « Il n’y a pas d’affaire Dreyfus ! »
Cette phrase est prononcée par le président du Conseil Jules Méline.
En fait l’affaire commence et va prendre très vite un tour politique. La France va être séparée entre “Dreyfusards” et “Anti-Dreyfusards“. C’est la première fois qu’une affaire judiciaire et politique va même retentir au-delà des frontières nationales.
Nous sommes alors le 13 janvier et c’est le jour où Zola publie son article dans l’Aurore. Je vous invite à prendre quelques minutes pour lire son “J’accuse” et en mesurer la violence des propos.
Zola est condamné, comme il s’y attendait, pour diffamation à un an de prison et à trois mille francs d’amende le 23 février. Il se pourvoit en cassation et part se réfugier en Angleterre.
Mais l’opinion publique est en ébullition. Des attentats antisémites ont lieu en France et en Algérie.
Piquart vient d’être réformé par l’armée, et alors qu’il est toujours incarcéré, il soutient une nouvelle fois que le document produit par le commandant Henry pour disculper Esterhazy a « tous les caractères d’un faux ». Un nouvel examen du document va d’ailleurs le confirmer.
Convoqué par l’armée, Henry confirme “avoir arrangé les choses”.
Il est alors emprisonné au Mont Valérien mais se suicide le lendemain de son incarcération. Bizarrement, des gardiens lui avaient laissé un rasoir.
> Le procès en révision
Devant le scandale, le ministre est contraint à la démission et son remplaçant, Dupuy, consent à la révision du procès de Dreyfus.
Mais, le 9 septembre 1899, contre toute attente, la cour militaire reconnaît à nouveau Dreyfus coupable de haute trahison, mais le condamne seulement à dix ans de réclusion en raison de « circonstances atténuantes ».
Finalement, le président de la République Émile Loubet gracie Dreyfus le 19 septembre mais l’ancien capitaine exige un acquittement complet :
« le gouvernement de la République me rend la liberté. Elle n’est rien pour moi sans l’honneur ».
Alfred Dreyfus
> Réhabilité onze ans après sa dégradation publique
Esterhazy, le véritable coupable, s’est enfui à Londres dès la découverte du « faux Henry » en août 1898. Il y mourra en 1923.
Dreyfus, quant à lui, devra attendre le 12 juillet 1906 pour que la Cour de Cassation le réhabilite concluant :
« Attendu en dernière analyse que de l’accusation portée contre Dreyfus rien ne reste debout,
Et que l’annulation du jugement du Conseil de guerre ne laisse rien subsister qui puisse, à charge, être qualifié de crime ou délit ;
Attendu dès lors que, par application du paragraphe final de l’article 445 du code d’instruction criminelle, aucun renvoi ne doit être prononcé ;
Par ces motifs,
Annule le jugement du Conseil de guerre de Rennes, qui le 9 septembre 1899, a condamné Dreyfus à dix ans de détention et à la dégradation militaire ;
Dit que c’est par erreur et à tort que cette condamnation a été prononcée .»
Émile Zola ne verra pas la réhabilitation de Dreyfus. Il est mort dans la nuit du 29 septembre 1902 à Paris, des suites d’une intoxication par la fumée.
Georges Picard est réintégré dans l’armée. Il deviendra Général et fera partie du Gouvernement Clemenceau comme ministre de la Guerre. Il mourra d’une chute de cheval en 1914.
Peu de temps avant sa mort, le 12 juillet 1935, Alfred Dreyfus avait résumé ainsi sa vie à son petit-fils :
« Je n’étais qu’un officier d’artillerie, qu’une tragique erreur a empêché de suivre son chemin”
Alfred Dreyfus
Il repose au cimetière de Montparnasse.