L’ogresse de la Goutte d’Or

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Nous sommes en 1905 dans les quartiers de la Chapelle et de la Goutte d’Or.
Dans ce nord de Paris, les immeubles sont en piteux état et les familles qui s’y entassent sont souvent des familles nombreuses.
Aujourd’hui, il ne reste rien des habitations de l’époque, seules quelques cartes postales.


Au journaliste du “Petit Parisien” qui l’interroge, ce matin d’avril, la concierge de l’immeuble du 1 bis, passage de la Goutte d’Or, entourée d’enfants qui s’accrochent à son tablier, n’en revient toujours pas :

“Jamais, dans la maison, personne n’a soupçonné Mme Weber d’avoir volontairement donné la mort à ses propres enfants et à ses neveux et nièces. C’est une femme d’une très grande douceur, et, bien qu’elle fût un peu faible d’esprit, on la considérait ici comme inoffensive.
Aujourd’hui encore, ses voisins se refusent à croire les crimes monstrueux dont on l’accuse.”

> Des morts bien mystérieuses

Dans l’après midi du 5 avril, la belle sœur de Jeanne Weber s’est présentée affolée à l’hôpital Bretonneau tenant dans ses bras son fils de 10 mois, Maurice, la langue violacée, les yeux exorbités, la respiration haletante.
L’enfant est à l’agonie. Le médecin qui l’examine remarque une trace rougeâtre au niveau du cou. Pour lui, il est clair que l’enfant a été victime d’une strangulation. Mis immédiatement sous oxygène, le petit Maurice sera sauvé.
On interroge la mère.
Elle avait confié l’enfant à sa belle sœur, Jeanne Weber, et lorsqu’elle est rentrée de ses courses, elle a découvert l’enfant étendu sur le lit, inerte, la gardienne lui comprimant la poitrine avec les mains.
A la police, Jeanne Weber dira que Maurice a fait un malaise et qu’elle essayait de “lui ranimer le cœur“.
Mais, ce que les deux inspecteurs Coiret et Bovet vont découvrir va leur glacer le sang.
Depuis un peu plus d’un mois, les 3 nièces de Jeanne Weber, Georgette, 18 mois, Suzanne, 34 mois, et Germaine, 7 mois ainsi que son propre fils, Marcel âgé de 7 ans sont morts dans des circonstances identiques.
Et à chaque fois les voisins, alertés par les hurlements des enfants, avaient trouvé Jeanne, les mains glissées sur la poitrine des marmots.
Pire, la police découvre que les deux premiers enfants de Jeanne Weber sont décédés en 1904 dans des conditions identiques ainsi que la fille d’un couple de laitiers qu’elle gardait.
Vous vous demandez pourquoi tout cela n’a pas éveillé l’attention ?
Tout simplement parce que les décès d’enfants sont très nombreux à l’époque et particulièrement dans ces quartiers défavorisés de Paris. 30 à 40 % des enfants y meurent de diarrhée, de diphtérie ou de convulsions.

Face à l’ampleur du dossier, le juge d’instruction demande à une éminence de la médecine légale, le professeur Thoinot, d’examiner le petit Maurice et de procéder à une autopsie sur les cadavres des nièces et du fils de Jeanne Weber.

Le Professeur Léon-Henri Thoinot

Les journaux se déchainent : Jeanne Weber est déjà surnommée ‘l’ogresse de la Goutte d’Or”.
Cela ne fait aucun doute : elle ne pourra pas échapper à la guillotine.
Seulement, voilà : sur le cou de Maurice, la cicatrise a disparu et les autopsies des autres enfants ne donnent rien.
Peu convaincu, le juge d’instruction demande aux médecins qui ont signé les actes de décès des enfants et à celui qui a examiné le petit Maurice à son arrivée à l’hôpital de venir déposer lors du procès qui s’ouvre le 29 janvier 1906.
Le public et les lecteurs se passionnent pour les débats.
Mais le Professeur Thoniot balaye avec mépris les rapports à charge de ses collègues tout comme le célèbre avocat, Henri Robert qui défend avec brio Jeanne Weber.
Au terme de la sentence médico-légale du Professeur Thoniot, on assiste à un évènement rare : l’avocat général Seligman qui avait pourtant plaidé avec véhémence la culpabilité de l’accusée renonce “sans réserve” à son accusation.
Jeanne Weber est acquittée au bénéfice du doute.

> Madame Blaise

Rejetée par son mari, sa famille et ses voisins, Jeanne Weber saute dans la Seine mais on la repêche in extremis.
Elle décide alors de quitter la capitale.
Elle va réapparaître à la mi-mars 1907 sous le nom de Blaise à Chambon près de Châteauroux.
C’est un agriculteur, Sylvain Bavouzet, veuf, avec qui elle a échangé des lettres après son procès et qui espère redonner une vie de famille à ses 3 enfants, Auguste, Louise et Germaine âgés respectivement de 9, 11 et 16 ans.
Dans la matinée du 16 avril, Jeanne Weber qui était restée seule avec le petit Auguste arrive en courant prévenir Sylvain Bavouzet que son fils suffoque. Le docteur Papazoglou est alerté mais quand il arrive, l’enfant est mort. Jeanne pleure à chaudes larmes mais le médecin remarque une trace au cou. Il demande “Mais qu’est ce que cela ?”. Jeanne répond “ – Je ne sais pas, il est sûrement mort de convulsions.”
Le lendemain, le médecin est à nouveau appelé, Jeanne se sentant souffrante. Nouvel étonnement du docteur Papazoglou lorsque la femme lui demande si il y avait les résultats de l’autopsie alors qu’il ne l’a pas demandée.
Il en informe le maire du village.
Le parquet est saisi et le juge ordonne une autopsie dont le résultat sera : “ mort par phénomènes convulsifs”.
C’est alors que la fille aînée se présente à la gendarmerie avec un article de presse en criant : ” Madame Blaise, c’est Jeanne Weber !!! Elle a étranglé mon petit frère.”
Nouvelle autopsie par le même médecin assisté d’un confrère.
Et cette fois la conclusion change : les médecins parlent de “mort suspecte”.
Le juge décide d’accepter la demande de l’avocat de Jeanne Weber qui est toujours Henri Robert de s’en remettre à la référence de la médecine légale, le Professeur Thoniot.
Ses conclusions seront sans pitié pour ses collègues de province dont le rapport est qualifié “de tissus d’ineptie“.
La presse, la ligue des droits de l’homme se déchainent contre le juge Belleau, qui, lui, est persuadé de la culpabilité de Jeanne Weber.
Il désigne une nouvelle expertise, cette fois avec des médecins de province, mais ces derniers ne vouant pas critiquer leur éminent confrère parisien, confirment ses conclusions.
Belleau est qualifié par la presse de “bourreau” et de “tortionnaire“.
La chambre d’accusation rend finalement un non lieu le 6 janvier 1908.
Après 8 mois de prison, Jeanne Weber est à nouveau libre.

> Troisième acte

Après avoir travaillé dans un hôpital pour enfants, Jeanne Weber est embauchée sous le nom de Marie Lemoine dans une maison d’enfants.
Prise en flagrant délit d’étranglement d’un petit garçon, elle est renvoyée sur le champ par le Directeur. Aucune plainte n’est déposée et Jeanne Weber repart pour Paris. Elle y fait des séjours en prison et à l’asile pour vagabondage et entretient une correspondance avec un vigneron d’une quarantaine d’années qui l’invite à le rejoindre en Moselle.
Elle s’y installe, fréquente les cafés et s’y prostitue même. Jeanne Weber loue une petite chambre à l’auberge des époux Poirot.
Puis elle s’amourache d’un ouvrier et partage les lits de son amant et de son bienfaiteur jusqu’au soir du 10 mai 1908.
Ce soir là, elle demande à accueillir dans sa chambre le fils Poirot, Marcel âgé de 6 ans, pour “se sentir moins seule“.
Et voilà le petit Marcel dans la chambre de Jeanne.
Dans la nuit, des voisines entendent des bruits suspects et forcent la porte.
On entend alors un cri ” Salope, charogne, tu as tué le petit Marcel tu es donc une deuxième Jeanne Weber !”. On court alors chercher le tenancier de l’auberge, le médecin et la police.
L’enfant git dans une mare de sang, la langue coupée. Jeanne Weber a les mains couvertes de sang. Le jeune Marcel a été étranglé avec des mouchoirs noués.


Jeanne Weber refusera d’être assistée par un avocat et les expertises mentales réalisées la conduiront à l’asile plutôt qu’à la guillotine.
Elle y mourra le 5 juillet 1918 d’une néphrite après de nombreux épisodes de camisole de force.

> Les leçons de cette histoire

Ce fut un sérieux revers pour le Professeur Thoniot et ceux qui l’avaient soutenu dans le déni.
L’homme osa même expliquer l’assassinat du petit Marcel par un excès de folie d’une femme persécutée par les divers procès dans lesquels elle avait été accusée à tort. Elle restait innocente des autres affaires.
Le Professeur Thoniot ne se vit plus confier aucune expertise et il mourut quelques années plus tard.
Le système judiciaire sût par contre en tirer les leçons et ne posa plus comme seule vérité la version des légistes.

Le cas de Jeanne Weber fit couler beaucoup d’encres dans le monde de la psychiatrie.
Des écrits expliquèrent que, placée dans sa jeunesse chez un patron dénommé Monsieur Robert, elle avait eu à subir les avances de son maître comme c’était souvent le cas. Tout le monde fermait les yeux.
Mais la jeune Jeanne âgée de 17 ans était tombée amoureuse de son patron qui bien entendu avait fini par la mettre enceinte, la faire avorter et l’avait ensuite congédiée.
Depuis lors selon les psychiatres, ses propres enfants et ceux qu’elle approchait n’arrivaient pas à lui faire oublier l’enfant qu’elle aurait voulu avoir avec son patron.




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