Le Ciel et l’Enfer

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Le quartier de Montmartre était bien connu à la fin du XIXème au début du XXème siècles pour ses cabarets. Les fêtards et autres noctambules avaient l’habitude de “monter à Montmartre” pour y terminer la nuit. Ce quartier n’était encore qu’un village et peu à peu s’y étaient regroupés des artistes et des intellectuels que les pioches des démolisseurs d’Haussmann avaient fait fuir du quartier Saint Germain.
Au bout de la rue des Martyrs qui était l’ancien chemin conduisant au village de Montmartre s’était ouvert une taverne, “la Grande Pinte“, où se mêlaient les beuveries et les auditions des nouvelles œuvres présentées par leurs auteurs. On y testait ce qui serait diffusé peu après dans Paris.
C’était aussi le monde naissant des chansonniers par exemple au sous sol du “Clou” et son Guignol ou au “Chat Noir”, 84 boulevard de Rochechouart, lieu désormais empreint du souvenir de la figure puissante d‘Aristide Bruant.

Aristide Bruand illustration tirée du livre “Montmartre” de Renault et Chateau

> “Mais les mots aussi, c’est de la dynamite !”

C’est au chansonnier et poète Jehan-Rictus que l’on doit cette maxime.
Et il ajoutait : “Il faut tirer de la vie de tous les jours, de la douleur impuissante à s’exprimer, tout le sublime qu’elles contiennent. Avec cette dynamite des mots, je m’attache à détruire les maux dont souffrent mes frères du peuple, les maux séculaires dont ils sont accablés, et dont, à la longue, ils ne sentent plus le poids effroyable.”

Le Petit Parisien du 24 juin 1914 nous rappelle ses débuts et l’ambiance qu’il régnait dans ces cabarets.

Un dimanche soir il y a de cela une vingtaine d’années on vit arriver à la goguette du “Chat noir” un grand garçon barbu, maigre, pale et triste, boutonné jusqu’au col dans une longue redingote noire, et qui avait l’aspect fatal prêté par Paul Verlaine aux Poètes maudits.
Cette goguette du dimanche soir, au “Chat noir”, était une réunion peu banale, où chacun pouvait chanter ou dire des vers, mais où l’on risquait, en cas d’insuccès, le plus impitoyable des emboîtages.
Et l’emboîtage, au cabaret comme au théâtre, est la plus cruelle des blagues.
Ce dimanche là, justement, la goguette était d’humeur tracassière, et tout nouveau venu courait le risque, s’il déplaisait au public, de s’entendre huer à outrance.
Déjà, un compositeur qui jouait les Delrnel, un ténor en rupture d’opéra, un poète macabre avaient été « vidés » de l’estrade avec de féroces “hou hou”, quand Horace Valbel, qui présidait ce soir-là, annonça ̃le poète Jehan
Rictus, dans “les Soliloques du pauvre”.
On vit alors s’avancer vers le piano un grand garçon barbu, maigre, pale et triste, dont la longue redingote funèbre avait fait sensation, dès son entrée..
Et quand, de ses yeux visionnaires, il eut fixé la foule, le silence se fit.. Il dit “l’Hiver”, il dit “le Revenant”.
Et quand il se tut, des trépignements, des cris, des bravos furieux éclatèrent, un triple ban fut frappé d’enthousiasme. Un poète, un grand poète, douloureux, trempé d’âcres larmes, venait de se révéler

Le prix des bocks de bière montait avec le succès; il passait de 50 centimes à 1 franc, à 3 francs, à 5 francs et même à 10 francs.

> La goguette à gogo

La goguette – à ne pas confondre avec les guinguettes -, est une ancienne pratique sociale festive consistant à se réunir en petit groupe amical plutôt masculin de moins de vingt personnes pour passer ensemble un bon moment et chanter.
Ces goguettes sont nées véritablement en 1729 avec la société du Caveau. Elles vont faire fleurir dans toute la France jusqu’à la fin du XIXᵉ. L’expression “partir en goguette” nous est restée. Les termes “gogo” et “goguenards” ont la même origine.
Pourquoi moins de 20 personnes ?
Simplement parce que l’Article 291 du Code pénal de 1810 réaffirmé par la loi du 10 avril 1834 qui sévira jusqu’en février 1835 rend passible d’une forte amende :

Nulle association de plus de vingt personnes, dont le but sera de se réunir tous les jours ou à certains jours marqués pour s’occuper d’objets religieux, littéraires, politiques ou autres, ne pourra se former qu’avec l’agrément du gouvernement, et sous les conditions qu’il plaira à l’autorité publique d’imposer à la société.

Des milliers de goguettes ont existé et disparu. Aujourd’hui, il en reste très peu.

> La Taverne des Truands

Dans Montmartre et ses environs, on ne peut citer tous ces lieux emblématiques, mais il en existent quelques originaux.
Et souvent c’est leur façade qui attirait l’œil, ne pouvant laisser le passant indifférent.
C’était le cas de la Taverne des Truands.

Au départ le lieu se nommait le Cabaret de la Truie qui file.
Depuis le Moyen-Âge, “La truie qui file” servait d’enseigne à des drapiers, des tisserands et des aubergistes. L’une d’elles est d’ailleurs conservée au musée Carnavalet dans la salle des enseignes juste en entrant dans le musée (musée gratuit, je le rappelle).

Le site www.montmartre-secret.com nous en révèle l’origine.
Une jeune bergère, filant la quenouille en surveillant son petit troupeau, est agressée par un seigneur débauché.
Elle supplie la Vierge de lui venir en aide et se trouve aussitôt transformée en truie, ce qui éloigne le mâle en rut… pourtant habitué aux cochonneries…
L’établissement changeât plusieurs fois de nom. La Truie qui File disparut au profit du Porc-Epic puis de l’Epatant, puis de l’Araignée et enfin des Truands.
Aujourd’hui se tient à sa place le Théâtre des Deux Anes au 100, boulevard de Clichy.

> Bienvenue en enfer

Au niveau de l’originalité de la façade, un cabaret du quartier tenait le haut du palmarès.
Il est d’ailleurs immortalisé par plusieurs cartes postales.

Aujourd’hui au 53 du Boulevard de Clichy se tient un magasin Prisunic qui en a profité pour s’étendre lors de la démolition des lieux en 1950.
A cette adresse se tenaient en fait deux cabarets jumeaux : Le Ciel et L’Enfer.
Antonin Alexander en avait été le créateur, le directeur et l’animateur en 1892.
La porte d’entrée était en forme de gueule béante de Léviathan dévoreur d’âmes damnées : “Une ode en stuc à la nudité de la femme prise dans les flammes infernales.”
Le livre “Montmartre” de Georges Renault et Henri Chateau (1897) nous en dit plus sur ces drôles d’endroit :

Le Ciel et l’Enfer, béant porte à porte, dans un ancien marché couvert du boulevard de Clichy, par l’originalité, la bizarrerie de leurs décorations spéciales, peuvent encore être catalogués spectaculaires, mais, un point, c’est tout, et si le Ciel et l’Enfer dirigés par l’aimable M. Antonin méritent une visite, il n’en est pas de même du Néant fréquenté par les hystériques et les névrosées; M. Dorville est le propriétaire fondateur de ce cabaret de la Mort où à l’aide de glaces l’on fait assister le consommateur au travail de décomposition trans mortem, les tables sont des cercueils, les consommateurs des macchabées, les garçons des croque-morts et le reste à l’avenant.
Jugez comme tout cela est gai!

L’intérieur de l’Enfer

Le plus étonnant dans tout cela : c’est devant l’ancien emplacement de la “bouche de L’Enfer” que la longue cavale du tueur en série Guy Georges a pris fin.
Le capitaine de police Bernard Basdevant y a identifié et neutralisé le criminel en avril 1998.
C’est au cours de son interrogatoire à l’intérieur du Monoprix qu’il avoua pour la première fois qu’il était “le tueur de l’Est parisien”, celui dont les viols, les agressions au couteau, les tortures et les meurtres ont terrorisé les Parisiennes pendant sept ans.

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